15 décembre 2009
LE BOUCLIER FISCAL N'A PAS DE JUSTIFICATION ÉCONOMIQUE
Emmanuel SAEZ, économiste, enseignant à l'université de Berkeley (Californie) répond à des questions :
Question : Qu'est-ce qu'une politique fiscale juste ?
Une politique fiscale juste est une politique qui redistribue des hauts revenus vers les bas revenus sans compromettre l'activité économique et d'une façon qui soit la plus transparente et la plus simple possible.
En particulier, dans le cas des très hauts revenus, la politique fiscale juste doit tenter de maximiser les recettes fiscales que l'on peut obtenir des très hauts revenus, ce qui veut dire des taux d'imposition dans le haut de la distribution pouvant dépasser nettement 50 %.
Question : Est-ce que la seule fiscalité juste ne consiste pas à supprimer tous les impôts indirects (TVA...) et en rester aux impôts directs réellement progressifs par rapport aux revenus quels qu'ils soient (travail, spéculation...) ?
Pour moi, les impôts directs, c'est-à-dire fondés sur le revenu total des personnes, et progressifs constituent la forme d'imposition la plus juste et transparente.
En pratique, la progressivité des impôts directs est compromise par le développement de nombreuses niches fiscales, ce qui oblige les Etats à utiliser des impôts indirects, comme la TVA, qui sont moins justes puisque non progressifs, mais qui sont efficaces pour obtenir des recettes fiscales conséquentes.
Question : Que pensez-vous du bouclier fiscal ? N'accroît-il pas les inégalités ?
Selon moi, le bouclier fiscal n'a pas de justification économique solide à limiter l'impôt à 50 % des revenus. En pratique, le bouclier fiscal n'inclut que certains types d'impôt et pas d'autres. Et par ailleurs, l'application pratique du bouclier fiscal est fort compliquée.
Bref, je serais en faveur de la suppression du bouclier fiscal.
Question : Comment se positionne la science économique d'aujourd'hui par rapport au fameux adage "trop d'impôt tue l'impôt", exprimé par la fameuse courbe de Laffer ?
La courbe de Laffer nous montre comment les recettes fiscales varient en fonction du taux d'imposition.
Puisque personne ne voudrait travailler si le taux d'imposition était de 100 %, c'est une courbe en forme de "U" inversé, et le sommet de ce "U" inversé détermine le taux d'imposition qui maximise les recettes fiscales.
Ce taux d'imposition dépend évidemment de la façon dont les agents ajustent leur activité économique en fonction de l'impôt.
En pratique, l'activité économique ne réagit qu'assez faiblement aux changements de taux d'imposition. Néanmoins, si le système d'impôt offre d'abondantes possibilités d'évasion fiscale (niches fiscales), le taux d'imposition qui maximise les recettes fiscales sera faible.
La leçon est donc qu'il faut mettre en place un système d'impôt qui minimise les possibilités de niches fiscales. A partir de là, il devient possible d'augmenter les taux d'imposition très fortement sans compromettre les recettes.
Question : Que pensez-vous de la mesure de Gordon Brown de taxer les bonus supérieurs à 25 000 livres ? Considérez-vous cette mesure comme partielle, et à but électoral, ou pensez-vous que la taxation des bonus est pérenne et susceptible de réduire le creusement des inégalités constatées ces dernières décennies ?
Le Royaume-Uni va augmenter son taux supérieur d'imposition des revenus de 40 à 50 % à partir d'avril 2010.
C'est là la mesure de fond qui rendra le système d'imposition britannique plus progressif.
Le rôle de l'imposition spéciale des bonus jusqu'en avril 2010 est double : premièrement, cela permettra d'éviter que les banquiers augmentent leurs bonus avant la mise en place du taux de 50 % en avril ; deuxièmement, l'imposition des bonus a une valeur symbolique et électorale également très forte. Les banquiers sont jugés responsables de la crise actuelle et ont reçu des aides des Etats très importantes. Il est donc impératif que ces aides ne soient pas dissipées en bonus pour les banquiers.
L'imposition des bonus reste une mesure partielle car elle peut être contournée relativement facilement. C'est pourquoi l'impôt de 50 % en avril 2010 est la mesure la plus importante.
Question : Dans la concurrence fiscale acharnée que se livrent aujourd'hui les Etats (et même, dans les Etats fédératifs, les Etats fédérés eux-mêmes, par exemple les cantons suisses), est-il encore possible de mener une politique fiscale autonome, notamment s'agissant de la lutte contre les inégalités ?
Il est certain que les décisions migratoires, et surtout celles des personnes à hauts revenus, sont un frein potentiel à l'impôt progressif au niveau d'un seul pays.
A la vérité, nous ne savons que peu de choses de l'effet de l'impôt progressif sur les décisions migratoires. Il est impératif que les Etats européens développent davantage de données pour étudier cette question.
La réponse de fond sur le problème de la concurrence fiscale passe par la coordination fiscale des pays de l'Union européenne.
Si les personnes et les capitaux sont complètement libres de circuler, il faut également que l'imposition des revenus, et surtout des hauts revenus, soit relativement uniforme dans les pays européens. Sinon, il devient effectivement impossible d'utiliser l'impôt pour combattre les inégalités.
Question : Avec la taxe carbone, ne va-t-on pas creuser les inégalités dans la mesure où ceux qui ont, par exemple, besoin de leurs véhicules pour aller travailler – sans disposer de véritables solutions alternatives – sont souvent ceux qui déjà financièrement ne sont pas les plus nantis et risquent d'être les plus affectés ?
Le rôle de la taxe carbone est de pénaliser les consommations génératrices d'émissions de CO2, car celles-ci créent des externalités négatives : changement climatique.
Néanmoins, il est vrai qu'une taxe carbone est régressive puisque les bas revenus sont relativement plus touchés par cette taxe. La solution théorique et pratique est donc de combiner la taxe carbone avec une réduction des autres impôts qui corrige exactement l'effet régressif de la taxe carbone. Si cette réduction est proposée de manière transparente, la taxe carbone pourra être acceptée par les populations.
C'est certainement un système bien meilleur que le marché du CO2 avec ristourne pour les entreprises, qui est un système opaque de redistribution.
Question : Êtes-vous favorable à l'impôt négatif pour remplacer toutes les aides destinées aux personnes à faible revenu ?
Les aides existantes pour les personnes à faibles revenus sont déjà une forme particulière d'impôt négatif.
Néanmoins, il serait utile d'intégrer davantage les aides comme le RSA, par exemple, dans le système d'imposition, pour en simplifier l'administration et l'usage.
Il est également important de continuer les réformes des aides pour qu'elles découragent le moins possible l'emploi. La réforme récente du RMI en RSA va dans ce sens. Il faudrait, à mon avis, aller encore plus loin pour que la maxime "travailler plus pour gagner plus" s'applique pleinement pour les allocataires.
Question : Mardi 15 décembre, vous donnez une conférence devant l'Ecole d'économie de Paris. Quelle est, selon vous, la réforme essentielle à mener concernant la fiscalité française ?
Le système d'imposition et d'aides en France est un empilement de dispositifs qu'il est essentiel d'intégrer en un système unique d'aides et d'impôts qui dépende de manière transparente du niveau total de revenus de chaque personne.
En particulier, il faut améliorer les incitations au travail dans le bas de la distribution. Il faut supprimer l'ensemble des niches fiscales pour restaurer un impôt progressif sur l'ensemble des revenus.
Cet impôt doit évidemment être prélevé à la source, comme le sont déjà toutes les cotisations et la CSG.
Le Monde du 14/12/2009
11:29 Publié dans TRIBUNE LIBRE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : udf, mouvement démocrate, bayrou, politique
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